Amélie Nothomb
Le Fait du prince
éditions Albin Michel, Paris, 2008, p. 163-168
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http://www.amelie-nothomb.com
.
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Les mensonges ont de curieux pouvoirs : celui qui les a inventés leur obéit.
Moi qui avais toujours détesté les musées et les galeries d'art, je me mis à les fréquenter assidûment : Sigrid me communiqua sa passion pour l'art contemporain.
Le déclic fut une exposition de Patrick Guns intitulée My Last Meals. Au premier regard, cela correspondait à l'idée que je me faisais de l'art contemporain : des photos un peu moches avec des commentaires sans intérêt.
Et puis Sigrid m'expliqua. Le site web d'une prison texane divulguait les derniers repas qu'avaient demandés les condamnés à mort la veille de leur exécution. L'intention des tôliers était cynique : il s'agissait de railler les ultimes rêves alimentaires de ces grands criminels dont les menus rivalisaient de naïveté.
Patrick Guns avait trouvé le procédé si révulsant qu'il l'avait inversé. Décidant que ces fantasmes de cheeseburgers et de brownies méritaient le plus profond respect, il avait prié les chefs culinaires les plus estimés de la Terre de réaliser ces menus avec un faste dont les malheureux n'avaient sûrement pas bénéficié.
Guns avait ensuite photographié les repas auprès du cuisinier, accompagnés d'une notice portant la composition exacte de la commande du condamné, le nom de celui-ci et la date de son exécution. Les tirages - un mètre sur quatre-vingts centimètres - permettaient d'admirer le lustre des frites, qui figuraient sur la quasi-totalité des clichés.
Aucun n'avait demandé de vin, de bière, ni d'alcool. Les boissons spécifiées étaient aussi enfantines que les mets : lait, ice-tea, Coca. rares étaient ceux qui osaient essayer un plat inconnu et luxueux : ils préféraient les valeurs sûres, comme les patates en chemise et la salade de chou.
Sur la commande d'un certain Lee D. Wong, j'avisai un détail qui me surprit :
- Il a précisé qu'il voulait du Coca light, dis-je à Sigrid.
- Oui, et alors ?
- A un moment pareil, on oublie sa ligne, non ?
Sigrid réfléchit un instant avant de répondre :
- Je trouve beau de se soucier d'être mince le jour de sa mort.
Si je ne l'avais pas déjà aimée, je serais tombé amoureux d'elle pour cette phrase.
Je m'éloignai d'elle pour regarder d'autres photos et lire minutieusement chaque menu. Peu à peu je m'aperçus que j'étais ému. Il était bouleversant de constater que la perspective d'une injection létale n'empêchait pas l'homme de désirer renouer avec les premiers plaisirs de son existence, tels que la purée, l'apple-pie ou le milk-shake.
Patrick Guns discutait avec le galeriste. Je vins le féliciter chaleureusement.
- Croyez-vous qu'il serait possible de servir pour de vrai aux condamnés ces commandes réalisées par ces chefs ?
- J'y ai pensé, dit-il. C'est malheureusement interdit par les autorités pénitentiaires américaines. Dès lors, n'est-il pas un peu vain de préparer quand même ces repas ?
- Non. C'est l'un des rôles de l'art : rendre justice à ceux qui en ont été privés. Ces restaurateurs portent bien leur titre : ils restaurent l'humanité des exécutés.
J'allais consulter le livre d'or. J'y lus, entre autres, des gribouillis indignés : « C'est morbide », ou : « Vous feriez mieux de donner à manger aux innocents qui crèvent de faim », voire : « Moi, je suis pour la peine de mort » - comme quoi les projets les plus nobles s'attirent toujours les foudres.
Convaincu désormais de ma vocation, j'achetai plusieurs œuvres de Guns. Ce seraient les premières acquisitions du Fonds Olaf-Sildur d'art contemporain.

Amélie Nothomb
Le Fait du prince
éditions Albin Michel, Paris, 2008, p. 163-168
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http://www.amelie-nothomb.com
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Les mensonges ont de curieux pouvoirs : celui qui les a inventés leur obéit.
Moi qui avais toujours détesté les musées et les galeries d'art, je me mis à les fréquenter assidûment : Sigrid me communiqua sa passion pour l'art contemporain.
Le déclic fut une exposition de Patrick Guns intitulée My Last Meals. Au premier regard, cela correspondait à l'idée que je me faisais de l'art contemporain : des photos un peu moches avec des commentaires sans intérêt.
Et puis Sigrid m'expliqua. Le site web d'une prison texane divulguait les derniers repas qu'avaient demandés les condamnés à mort la veille de leur exécution. L'intention des tôliers était cynique : il s'agissait de railler les ultimes rêves alimentaires de ces grands criminels dont les menus rivalisaient de naïveté.
Patrick Guns avait trouvé le procédé si révulsant qu'il l'avait inversé. Décidant que ces fantasmes de cheeseburgers et de brownies méritaient le plus profond respect, il avait prié les chefs culinaires les plus estimés de la Terre de réaliser ces menus avec un faste dont les malheureux n'avaient sûrement pas bénéficié.
Guns avait ensuite photographié les repas auprès du cuisinier, accompagnés d'une notice portant la composition exacte de la commande du condamné, le nom de celui-ci et la date de son exécution. Les tirages - un mètre sur quatre-vingts centimètres - permettaient d'admirer le lustre des frites, qui figuraient sur la quasi-totalité des clichés.
Aucun n'avait demandé de vin, de bière, ni d'alcool. Les boissons spécifiées étaient aussi enfantines que les mets : lait, ice-tea, Coca. rares étaient ceux qui osaient essayer un plat inconnu et luxueux : ils préféraient les valeurs sûres, comme les patates en chemise et la salade de chou.
Sur la commande d'un certain Lee D. Wong, j'avisai un détail qui me surprit :
- Il a précisé qu'il voulait du Coca light, dis-je à Sigrid.
- Oui, et alors ?
- A un moment pareil, on oublie sa ligne, non ?
Sigrid réfléchit un instant avant de répondre :
- Je trouve beau de se soucier d'être mince le jour de sa mort.
Si je ne l'avais pas déjà aimée, je serais tombé amoureux d'elle pour cette phrase.
Je m'éloignai d'elle pour regarder d'autres photos et lire minutieusement chaque menu. Peu à peu je m'aperçus que j'étais ému. Il était bouleversant de constater que la perspective d'une injection létale n'empêchait pas l'homme de désirer renouer avec les premiers plaisirs de son existence, tels que la purée, l'apple-pie ou le milk-shake.
Patrick Guns discutait avec le galeriste. Je vins le féliciter chaleureusement.
- Croyez-vous qu'il serait possible de servir pour de vrai aux condamnés ces commandes réalisées par ces chefs ?
- J'y ai pensé, dit-il. C'est malheureusement interdit par les autorités pénitentiaires américaines. Dès lors, n'est-il pas un peu vain de préparer quand même ces repas ?
- Non. C'est l'un des rôles de l'art : rendre justice à ceux qui en ont été privés. Ces restaurateurs portent bien leur titre : ils restaurent l'humanité des exécutés.
J'allais consulter le livre d'or. J'y lus, entre autres, des gribouillis indignés : « C'est morbide », ou : « Vous feriez mieux de donner à manger aux innocents qui crèvent de faim », voire : « Moi, je suis pour la peine de mort » - comme quoi les projets les plus nobles s'attirent toujours les foudres.
Convaincu désormais de ma vocation, j'achetai plusieurs œuvres de Guns. Ce seraient les premières acquisitions du Fonds Olaf-Sildur d'art contemporain.